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Le (saint) siège du réalisateur

Internet, télévision, cinéma, écrans omniprésents, on le sait, tous ces médias abreuvent continuellement notre quotidien par les tuyaux numériques auxquels nous sommes reliés en permanence. Publicités, clips, longs-métrages ou encore vidéos amateurs allant du simple cliché de famille à la sempiternelle parodie de Star Wars, les images nomades parcourent le monde et se fixent sur la toile de notre esprit pour fonder notre mythologie moderne. Du pire navet au chef d’œuvre, les films exercent sur nous une profonde fascination. Telle est la force de la photogénie, de l’effet hypnotique de l’image animée et de la dialectique du rêve… Bref, tout film recèle quelque chose de magique. Et cette magie contamine bien évidemment les sujets filmés, les acteurs, mais aussi l’auteur des images, qui rayonne alors de toute son aura de réalisateur.

Les charmes de la réalisation

Anthropologiquement, l’image a pris racine sur le refus de notre condition de mortel, sur notre besoin de lien entre l’ici et l’au-delà. Celui qui maîtrise sa production a pouvoir sur nos vies. Tout fabricant d’images est quelque part un médium qui négocie avec les fantômes et joue avec le double de la réalité afin de la dépasser, de la transcender. Il touche à notre esprit le plus primitif, à notre soif de magie ou de participation au monde, et peut-être même, s’adresse à notre inconscient désir de soumission, confortable position du spectateur qui permet de ne plus devoir se prendre totalement en charge : il est bon de se laisser aller le temps d’un film.
Contrepoids au rationalisme qui régit nos vies, l’audiovisuel convoque ainsi nos archaïsmes et s’engouffre dans le vide de notre époque en manque d’idéal. Et alors, irrémédiablement, son créateur nous impressionne. Avec le moindre public, un réalisateur s’orne vite d’une aura qui lui confère la stature d’un sorcier que les gens respectent, adulent, ou tiennent à distance s’il s’exerce à la magie noire des films dérangeants. Au fil des diffusions, son œuvre et son nom sont démultipliés puis s’imprègnent dans notre mémoire de spectateur fasciné. La magie de l’image dépasse le média même et déborde sur le réalisateur pour le draper de notoriété, pour l’habiller d’une certaine autorité.
Pourtant, le magique n’émane pas intrinsèquement de l’image, ni de son auteur. Il naît bien de la particularité du regard que l’on porte sur eux : la magie n’opère que si l’on veut bien y croire. Alors, dans l’éblouissement général, bien des filmeurs, qu’ils soient confirmés ou en herbe, exploitent notre propension à la croyance et jouissent du pouvoir de leur envoûtement visuel. Ces prêtres de l’image répandent leurs charmes pour se vendre, faire vendre, convaincre et plus rarement susciter une émotion gratuite, poser des questions ou ouvrir un débat sans chercher à le dominer. Tout dépend de leurs intentions, conscientes ou non, et du nombre d’esprits qu’ils souhaitent voir colonisés. Bien évidemment, chacun aspire à la plus grande propagation. Cette quête d’audience maximum tend d’ailleurs à prendre le pas sur toute autre motivation créatrice, elle devient bientôt le leitmotiv de chaque projet audiovisuel. En manque de croyance et de magie, nos esprits sont finalement infectés par la maladie de la vidéo virale.
Tout doit faire buzz, ou mourir. Les réalisateurs s’engagent dans une guerre de l’attention, ils deviennent chevaliers conquérants du regard. Certes, cette grande joute audiovisuelle est une pépinière vivifiante pour les nouveaux virtuoses de l’image, mais la plupart du temps, ceux-ci se font les apôtres du vide, les meilleurs sont enclins à s’enrôler dans la publicité, chez les mercenaires des puissances de l’argent. Si spectacularité et originalité de la forme peuvent servir le propos d’un film, aujourd’hui, le style semble bien plus performant pour masquer l’absence de fond. On assiste ainsi à une recrudescence de vidéos tape-à-l’œil qui brillent, qui claquent et qui speedent. C’est un festival de tuning audiovisuel. De la jante alliage au split screen, en passant par les effets stroboscopiques, à chacun ses petites formules et innovations visuelles que l’on compare et critique dans les tuyaux numériques, et pour les plus doués, sur la place médiatique. Qu’importe le fond, c’est à qui imposera son style, c’est à qui imposera son nom.
Ce n’est pas seulement l’image, si belle soit-elle, que nous idolâtrons, mais aussi son fabriquant. Quel que soit son style, quel que soit son domaine, le filmeur est grandi par les regards flatteurs de sa cour de spectateurs. Parfois, le portefeuille de son égo s’enfle si bien qu’il crève de prétention, d’arrogance, de mégalomanie, voire de domination. Mais ces petits détails n’altèrent pas le charme des créateurs. Les réalisateurs profitent d’une certaine impunité car ils sont cette indispensable source d’images à laquelle chacun s’abreuve, ce sont nos trafiquants de cam’. Quelques-uns, hantés par une vérité certaine, dealent leurs films comme la bonne parole, la question voire même la solution. Et ceux-ci sont attendus comme le messie : au fond, chaque spectateur aspire à être emporté, guidé.
Etonnamment, cette stature de chef de fil couvre aussi bien les réalisateurs de publicité que ceux qui déclarent simplement « filmer le réel ». On remarque que de nombreux thèmes documentaires sont si importants à développer pour vitaliser les questions de société que la façon dont ils sont traités passe largement au second plan. La forme que prend le discours audiovisuel ou le comportement du réalisateur, tant qu’il joue sont rôle de sauveur, n’ont aucune importance. Malgré les zones d’ombre qu’ils recèlent, ces documentaires ont leur nécessité, et dans le règne de la pensée simplificatrice, c’est tâche délicate que de les critiquer. Retenons alors simplement qu’il n’est nul besoin d’être publicitaire pour devenir un bon berger. La formule rhétorique d’un simple documentaire, le coup de baguette magique de la moindre fiction y suffisent.
Ainsi, par l’envoûtement qu’elle propage, toute parade audiovisuelle est quelque peu autoritaire. Le réalisateur est loin d’être un bon génie de lanterne magique, il est tout au plus un excellent prestidigitateur, un artisan, parfois un artiste, et il reste avant tout un enregistreur. D’abord viser, puis appuyer sur rec, et enfin agencer quelques tours de passe-passe. Voilà la formule avec laquelle il tisse son emprise sur autrui et le monde, tout en suivant le fil de cette réussite à laquelle chacun aspire.

Réussir sa réalisation ou réaliser sa réussite

Accepter le pouvoir du réalisateur, sans doute se trouve là un principe de base pour que l’on puisse jouir pleinement des films en tant que spectateurs. Si nous ne craignions pas tant de briser leur magie, face aux dérives des gourous de l’image, nous serions bien tentés de rétablir un tant soit peu l’équilibre hiérarchique. Nous pourrions envisager d’écorcher l’inhérente autorité du réalisateur, de ternir son aura en créant une distanciation entre celui-ci et ses films… Mais, par l’ardeur avec laquelle nombre de filmeurs tiennent notamment à poser leur nom sur leurs œuvres, nous constatons qu’ils sont bien loin de renoncer au prestige du montreur d’images. Chacun cherchera toujours, plus ou moins consciemment, à élever sa notoriété, quitte à inonder le monde de sa présence.
Si la quête de reconnaissance est nécessaire pour se construire en tant qu’individu, l’inextinguible soif d’être connu peut sembler névrotique. Bouleversée par la mort de Dieu, l’indispensable promesse d’immortalité est passée du paradis à la célébrité. La réalisation est l’une des clefs qui ouvrent les cieux de la postérité.
Autrefois, il était bon d’avoir dans sa famille un membre du clergé, et pourquoi pas un militaire. Aujourd’hui, un père préfèrera que son fils travaille pour la télévision, ou mieux, qu’il passe dedans. Notre appétit de notoriété provient également de ce besoin de démultiplier notre image et notre nom comme autant de preuves contre le doute de notre existence. Plus on voit mes traces, plus je suis sûr d’exister. Et, fait sociétal symptomatique de l’ère du vide, voilà que nous sommes une flopée d’êtres humains se ruant dans les médias ou les métiers du cinéma afin d’y construire notre réussite. Mais que signifie réussir sa vie ? La vie n’est pas un test. On croyait l’idée du purgatoire digérée par la raison, elle ressort dans l’idéologie de la réussite sociale.
Et c’est bien cette réussite sociale qui semble aujourd’hui se cristalliser dans l’accession au saint statut de réalisateur. Pour être candidat au Salut, il suffit d’enfiler une casquette, d’être une image de cinéaste, de jouer un rôle d’artiste original qui rentre dans le rang de la société spectaculaire, pour éventuellement, si gloire il y a, braver la mort en rentrant dans l’histoire. Nous en sommes donc réduits à ne point être, mais à avoir une impression d’existence et d’éternité en marquant le monde de nos traces visuelles.
On dit que la vidéo numérique démocratise l’accès à l’expression audiovisuelle, mais sans jamais préciser qu’elle développe une religion de l’image. Que chacun suive les pasteurs de l’image, et que chacun devienne réalisateur de film, voire de sa propre vie. Ainsi soit-il. Tout le monde rêve de baguette magique, tout le monde aura sa caméra. A l’instar de la respiration, la vidéo et la photo deviennent des réflexes. Mettre en image, se mettre en image, expirer un double de la réalité, tel est le sacerdoce de l’homme moderne.
Nous voilà donc, réalisateurs, vidéastes ou photographes, toujours plus nombreux à jouer les missionnaires de l’incessante représentation de la réalité, sans avoir rien d’autre à montrer que notre nombril, sans avoir rien d’autre à faire que de taguer notre blaze sur chaque parcelle de réel enregistré par nos caméras au regard vide qui absorbent toute la substance du monde. Et dans ce désert culturel qu’est la galaxie numérique, nous crions notre nom à la recherche du moindre écho. Notre existence ne résonne qu’au milieu des images.

Ouvrant la porte sur un certain au-delà, sur un plus que notre réalité, la transcendance audiovisuelle apaise nos frustrations et nos angoisses, elle comble l’insuffisance d’un réel trop pragmatique pour notre mode de pensée. Mais bientôt le trop plein d’images génère un larsen visuel, une fuite en avant qui finalement renforce notre malaise et mène à la sidération, voire à une nouvelle dévotion. Du médicament au poison, tout est dans la dose. Le filmeur devrait toujours mesurer son pouvoir et sa quête de réussite car il chemine sur le fil du rasoir de notre délicate propension à la fascination. Entre magie et envoûtement, religion et soumission, il n’y a qu’un doigt, celui que l’on se fourre dans l’œil. L’image peut caresser les yeux, elle peut aussi les crever.