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Des militants de l’image ?

Réalisateurs engagés, altermondialistes, écolos, contestataires juvéniles. Il faut bien une étiquette pour pouvoir nous ranger dans les étagères poussiéreuses de la société où chacun a sa place, son rôle à tenir. Mais qui rédige les étiquettes et établit l’ordre de ce classement pratique et rassurant ? Comment sont choisis les mots qui enferment, épuisent, recouvrent l’essence de chaque individu ?

Dans la bibliothèque des profils humains, les étiquettes sont imposées ou désirées, mais difficilement rejetables, elles collent. Pour se dégager de leurs filets, doit-on les ignorer ou les combattre ? Est-il possible de se redéfinir ? La démarche est délicate, particulièrement dans le contexte médiatique où l’on use de l’étiquetage, où la parole est réduite, hachée, détournée. De surcroît, on sait que les experts en communication opèrent un processus constant de transformation ou d’inversion du sens de beaucoup de mots, notamment dans le but de légitimer l’idéologie prégnante et de décrédibiliser sa contestation1. Le mot propagande en est un exemple révélateur, il a été remplacé par le fameux et rassurant communication2. Evidemment une langue vivante évolue. Mais, quand le trait principal de cette évolution est orienté par une entreprise idéologique, il y a de quoi en perdre ses mots. Certains sens littéraux ou philosophiques s’évaporent et laissent place à des images de mots, des coquilles remplies de lieux communs, de préjugés, de contresens. Dès lors, quels mots utiliser pour se définir ou pour établir un discours critique sans se perdre en chemin ? Une telle question semble être un pur souci d’académicien, mais, dans un système de communication totalitaire où le sens est biaisé, où les sujets de préoccupation sont orientés, le fait qu’une question nous paraisse accessoire peut être une preuve de sa nécessité. Celui qui contrôle le sens des mots, contrôle et dirige la pensée.

Voilà un journaliste du groupe Bolloré qui vient renifler notre collectif et nous qualifie bientôt de militants de l’image. L’expression est séduisante, passe-partout, c’est un bon titre de sujet journalistique. Une formule dans l’air du temps, ou plutôt hors du temps, tout est relatif. Car cette formule est pour nous illégitime. Militer : agir, lutter (pour ou contre une cause) en s’efforçant de rallier autrui à ses convictions. Les vrais militants de l’image, les durs, sont ceux qui luttent en diffusant et collant des images partout, sur les murs comme sur l’identité des gens, pour la cause de l’idéologie marchande. Ils se nomment publicitaires. Bien entendu, personne n’invite la ménagère de moins de cinquante ans à penser que les réalisateurs de publicité sont des militants professionnels s’efforçant de rallier autrui aux convictions des marchands de lessive. Militant sonne trop péjoratif, ça fait penser à militaire. Il ne faudrait pas s’imaginer que la publicité est une arme de guerre économique.

Militer pour du yaourt, c’est tout un art. L’art du réalisateur engagé, engagé pour le bifidus actif, engagé par une société de communication. D’accord, c’est facile de jouer sur les mots. Mais prenons quelques sophistes, une pléiade de communicants, et ce sont les mots qui se jouent de nous. Un petit tour et tout s’inverse. Les militants ne sont plus les publicitaires, mais ceux qui les critiquent.

A peine refusons-nous d’être évincés, dégagés, des choix de société que nous devenons engagés. Les journalistes ne s’y trompent pas. Pour combler les cases de l’information, certains productivistes du contenu médiatique recherchent de nouveaux spécimens de militants, des « que l’on n’aurait pas encore mis en boîte ». S’ensuit le grand casting des citoyens engagés qui rivalisent d’actions spectaculaires en happenings pour attirer l’attention. Leurs discours devant divertir avant tout, le fond est subordonné à la forme. Les médias orchestrent ainsi la marchandisation de la contestation sociale qu’ils réduisent à des évènements spectaculaires3. Le militant est un produit comme les autres.

Certes, la critique des médias de masse, engagés à leur manière, est devenue un lieu commun. Qu’importe, on continue de se ruer devant les caméras pour défendre une cause politique ou sociale qui sera diffusée, noyée, entre deux publicités. Le discours est aussitôt rangé dans une case, digéré. Une étiquette sur le front et on passe à autre chose. Car nous sommes des contestataires, tout est dit, pas la peine de développer, nous sommes cernés. On nous demande de jouer un rôle, pas d’exprimer le fond de notre pensée. Le passage télé n’est souvent qu’une soupape de décompression pour ceux qui s’évertuent à avoir prise sur un monde qui s’effrite.

Nous ne pouvons certainement pas jouer sur le terrain des communicants. La propagande est un métier où créations publicitaires, sciences cognitives, sondages, conseils en image et marketing tissent une toile sur laquelle même l’esprit critique se fait engluer. Tout le monde doit apprendre à se vendre, pour ses idées ou pour gagner sa croûte, voire plus.

Si l’individu-même devient propagande, il est peut être venu le temps d’une grève de communication dans la grand messe médiatico-publicitaire. Une grève muette, une grève dont les revendications ne seraient pas diffusées. Bref, une grève qui n’existerait pas.

Reste à imaginer un monde où il ne faudrait pas passer à la télé pour exister, où il ne serait pas nécessaire d’avoir une étiquette pour être.

 


1 A ce sujet lire LQR, la propagande au quotidien de Eric Hazan, aux éditions Raisons d’agir.

2 Je reprends ici l’exemple de François Brune dans De l’idéologie aujourd’hui, aux éditions Parangon.

3 Voir La société du spectacle de Guy Debord, ou L’homme unidimensionnel (essais sur l’idéologie de la société industrielle avancée) de Herbert Marcuse.